LA CHRONIQUE DE FABIENNE PASCAUD – Christian Benedetti met en scène l’hallucinante pièce de guerre du Suédois Lars Norén. Où il fait l’économie des mots et des décors pour nous confronter à l’essentiel. À voir jusqu’au 29 avril.

Marc Lamigeon dans « Guerre », mis en scène par Christian Benedetti. Photo Alex Mesnil
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Publié le 18 mars 2023 à 16:00
Deux matelas à même un sol crasseux, dévasté par la poussière, les éclats, la guerre. Des chaises dépareillées, une table en formica rescapées d’un autre temps, un manteau pendu à un clou du mur. Un chambranle de porte. Mais sans porte. Plus d’intérieur, plus d’extérieur sur le plateau ravagé. Même le temps y semble arrêté. Le désastre de la guerre est passé. Règne le silence de l’après-massacre, de l’après-torture, de l’après-viol. Un silence que le metteur en scène Christian Benedetti — fin scénographe et éclairagiste, aussi, de son sidérant spectacle — fait régner presque entre chaque réplique de Guerre, du Suédois Lars Norén (1944-2021). Il faisait se précipiter les dialogues dans l’intégrale du théâtre de Tchekhov qu’il a récemment montée — pour exorciser la disparition d’une société russe en vrac ? Il dilate ici le temps de la tragédie. L’apocalypse a commencé.
Enfin libéré d’un camp de prisonniers quelque part dans les Balkans, après une guerre qui pourrait être celle qui embrasa la Yougoslavie entre 1991 et 2001, un soldat, aveugle, revient chez lui. Sa femme et ses deux filles ont dû survivre seules, manger leur chien pour ne pas crever de faim. Elle a été violée par ses élèves, leurs voisins, leurs amis, quand les deux gamines, pour quelques sous, se sont prostituées. Le frère du soldat, l’intello de la famille, le préféré, s’était caché pour échapper aux combats. Il l’a remplacé dans le lit de sa femme, l’a rendue plus heureuse. L’aveugle qui revient tente aussitôt de la violer, la fracasse de coups, puis abuse de sa propre fille. Ni victimes ni bourreaux dans la pièce que Lars Norén créa lui-même aux Amandiers de Nanterre en 2003. Ou plutôt, tous les personnages le sont tour à tour, innocents et coupables, martyrs et tortionnaires. Dans Guerre, ils se nomment juste A, B, C, D, E. L’univers de Norén est un chaos anonyme où les êtres, réduits à leur seule pulsion de survie, n’ont plus d’identité sous la déferlante de violences qui s’abat sur eux. Ou qu’ils suscitent. Pour tenir, ne pas mourir encore. Que ce soit dans le cadre de la famille, du couple, comme dans ses premiers drames, ou ensuite dans un espace public plus ouvert — place, hôpital psychiatrique, hospice —, le dramaturge aussi politique que poétique s’est toujours passionné pour les abîmes qui nous guettent, ces no man’s land incertains, beckettiens, où seules nos cruautés sont au rendez-vous.
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Lien source : Au Théâtre Studio d’Alfortville, “Guerre” fait résonner la tragédie du monde