
Il y a un an, le livre de Victor Castanet sur la maltraitance dans les Ehpad provoquait un séisme. Mais le journaliste a dû déjouer bien des pièges pour enquêter… Il raconte, dans l’édition poche de son best-seller, comment son travail a été entravé. Rencontre.
C’était il y a tout juste un an. Les Fossoyeurs envahissait les rayons « enquêtes » des librairies et déclenchait un tsunami. Implacable, glaçant, archi-documenté et nourri de témoignages à visage découvert… Le livre signé Victor Castanet, alors totalement inconnu du grand public, jetait une lumière crue sur les dérives de la prise en charge du grand âge dans les maisons de retraite privées. Maltraitance, captation irrégulière d’argent public, souffrance au travail, discrimination syndicale… Au fil des pages, les dysfonctionnements et errances du secteur s’avèrent multiples. Notamment au sein du leader mondial, le groupe Orpea (7 milliards d’euros de chiffre d’affaires). Tous les médias s’emparent du sujet, l’auteur et son attachée de presse sont assaillis de demandes d’entretien les jours et semaines qui suivent la parution. La déferlante touche jusqu’à l’Assemblée nationale et rattrape même les candidats à la présidentielle, sommés de se saisir du sujet à trois mois du premier tour.
Pourtant, cette enquête devenue fait de société, couronnée fin novembre du prestigieux prix Albert-Londres, aurait très bien pu ne pas voir le jour. Différentes forces (agence d’intelligence économique, détectives privés…) se sont agitées dans l’ombre pour contrarier ou tenter de décrédibiliser le travail du journaliste. C’est ce que révèle le même Victor Castanet dans l’édition poche de son best-seller (170 000 exemplaires vendus), musclée de dix nouveaux chapitres, qui paraît ce 25 janvier. « J’ai voulu raconter tout ce qui a pu entraver mon enquête et les méthodes parfois plus que limites qui ont été employées, raconte le journaliste de 35 ans dans un café de Belleville, à Paris, où il réside. Autant de freins à la liberté d’informer qui posent de vraies questions démocratiques. »
Quelques jours avant la sortie du livre, en janvier 2022, un sondage sur le « bien-vieillir » en Europe est par exemple publié par l’institut Odoxa. Il stipule que si la prise en charge du grand âge est généralement un problème en Europe, les Français font partie des mieux lotis. De quoi déminer tout « scandale » à venir… La directrice d’Odoxa est invitée sur France Info pour en parler. Mais ce que les auditeurs ne savent pas, c’est que le sondage a été commandé par une agence de communication et d’influence, Image 7, qui travaille… pour Orpea. « Au moment de la crise, Orpea leur a versé jusqu’à 50 000 euros par mois, révèle Victor Castanet. Au vu du résultat, on ne peut pas dire que leur stratégie ait été couronnée de succès. » L’agence Image 7, dirigée par la puissante Anne Méaux — ancienne conseillère en communication de Giscard, elle connaît moult hommes politiques, chefs d’entreprise, journalistes… —, compte parmi ses clients de nombreuses multinationales. Parmi celles-ci : le groupe Lagardère, propriétaire de Hachette, qui possède Fayard, l’éditeur du livre. Par prudence, sa pdg Sophie de Closets (aujourd’hui à la tête de Flammarion) décide de ne pas informer la direction du groupe de la sortie des Fossoyeurs…
Durant toute son enquête, Victor Castanet devra déjouer coups de pression et coups tordus. Une société d’intelligence économique est mandatée pour obtenir des informations sur son livre. Un soi-disant journaliste fait le siège de Fayard pour qu’on lui envoie les épreuves bien avant parution — sans succès. Le site Économie Matin publie plusieurs articles mettant en cause la réputation d’un chasseur de têtes qui, en travaillant pour Orpea, s’est rendu compte de certains errements de sa direction. Des contenus malveillants réalisés par Avisa Partners, spécialisée dans l’e-réputation, à la demande, encore et toujours, du groupe visé par le journaliste. « Cela montre les dérives de la direction de l’époque, qui a aussi fait appel à des détectives privés pour monter des dossiers sur des salariés jugés gênants ou tenter d’identifier mes sources, explique Victor Castanet. Certains dirigeants se sont même espionnés entre eux ! » Il voit dans cet exemple les symptômes d’un problème plus large. « Beaucoup de sociétés du CAC 40 travaillent avec des boîtes de gestion de crise ou d’intelligence économique. Tant que celles-ci s‘en tiennent à faire de la veille, tout va bien. Mais quand elles se mettent à surveiller des salariés ou des journalistes qui pourraient nuire aux intérêts du groupe, c’est grave. »
« Je me suis rendu compte que la seule chose qui marche pour faire bouger la société, c’est le rapport de force. »
Parfois, de grands cabinets d’avocat parisiens font tampon pour que ces activités guère reluisantes n’apparaissent pas directement dans les comptes — une simple ligne « frais d’avocat » peut faire l’affaire — ou pour ne pas informer le conseil d’administration. « Par des pressions, menaces et filatures, on essaie d’empêcher les journalistes d’aller au bout de leur travail, comme c’est arrivé à François Ruffin avec le groupe LVMH quand il dirigeait le journal Fakir. J’ai l’impression que le phénomène devient systémique, il constitue une menace majeure pour la liberté de la presse », s’inquiète Victor Castanet. Qui a aussi été confronté à un autre frein dans son enquête : la loi sur le secret des affaires. Porté par Emmanuel Macron alors qu’il était encore à Bercy, ce texte voté en 2018 pour protéger les entreprises entrave l’accès à certaines informations économiques. « Quand j’ai compris qu’Orpea captait de manière irrégulière des sommes colossales d’argent public, il a fallu que je compare les documents internes du groupe que je m’étais procurés à ceux des autorités de contrôle, détaille-t-il. Les agences régionales de santé (ARS) n’ont jamais voulu me les donner, au nom du secret des affaires ! Un manque de transparence totalement injustifiable, alors qu’il s’agit d’argent public. »
Juste après la parution du livre, le journaliste a des démêlés avec un certain Cyril Hanouna. Vu le séisme provoqué, beaucoup d’émissions veulent en effet l’avoir en plateau, dont Touche pas à mon poste. Refus poli. C8 revient à la charge pour Face à Baba, l’autre émission d’Hanouna. Victor Castanet préfère se rendre chez « l’ennemi », Quotidien (TMC). En guise de représailles, l’animateur organise le lendemain un débat intitulé « Scandale et maltraitance dans les Ehpad : est-ce des accusations infondées ? », termes accessoirement employés par le directeur général d’Orpea de l’époque pour sa défense. Un sondage Twitter est lancé dans la foulée sur le compte de TPMP sur le même thème. Résultat : 70 % de « oui ». « La question est totalement orientée, et ni les téléspectateurs ni les personnes de l’émission ne sont en capacité d’y répondre !, s’agace Victor Castanet. Cyril Hanouna se sert de ces sondages pour nuire, tout en sachant qu’ils peuvent être facilement manipulés — il l’avouera d’ailleurs quelques jours plus tard. Moi, ça va, je suis journaliste, je sais à quoi m’attendre. Mais derrière cette enquête, il y a des aides-soignantes, des auxiliaires de vie qui gagnent 1 500 euros par mois. L’une d’entre elles a pris tous les risques pour apparaître en son nom dans le livre, en ne sachant pas comment ses collègues allaient réagir. Quand elle voit un des premiers talk-shows de France remettre en cause son témoignage, c’est violent ! On ne peut pas jouer comme ça avec l’information. »
Toutes ces chausse-trapes n’ont finalement pas empêché Les Fossoyeurs d’avoir un impact considérable dans la société française. Le livre a permis de libérer la parole de nombreux acteurs et salariés du secteur, qui se savent plus écoutés par les médias. Le « système Orpea » — qui devrait changer de nom dans les prochains mois, selon le journaliste — a été stoppé. Ceux qui l’ont mis en place vont devoir répondre de leurs actes devant la justice. Le système de contrôle des Ehpad va également évoluer — ils seront plus fréquents et inopinés. Des indicateurs de qualité sur des critères précis vont être mis en place. « Je me suis rendu compte que la seule chose qui marche pour faire bouger la société, c’est le rapport de force. Si vous ne mettez pas de pression médiatique au gouvernement, il ne se passe rien. »
« Depuis un an, j’ai reçu des centaines d’alertes sur les dysfonctionnements aux urgences, au Samu, dans les cliniques psychiatriques, le handicap… »
Après ce succès, Victor Castanet raconte avoir eu beaucoup de propositions d’embauche dans la presse. Il collabore régulièrement au journal Le Monde (Télérama fait partie du même groupe que le quotidien). Mais il reste très attaché au confort de travail, à défaut d’être financier, qu’apporte le temps long. « Les sources ne vous donnent pas la même chose quand vous passez avec elles une heure, une journée, une semaine ou… trois ans », reconnaît-il. Comme d’autres, il a suivi l’éditrice Sophie de Closets chez Flammarion, à la suite de la prise de contrôle de Lagardère par Vincent Bolloré. « La nouvelle présidente de Fayard, Isabelle Saporta, a eu l’élégance de me rendre ma liberté pour l’édition de poche des Fossoyeurs. »
Deux livres sont déjà signés avec son nouvel éditeur. Le sujet ? « Depuis un an, j’ai reçu des centaines d’alertes sur les dysfonctionnements aux urgences, au Samu, dans les cliniques psychiatriques, le handicap… Tout ça montre que le système français, qui était plutôt réputé, est en train de craquer. Il y aura forcément une enquête sur la santé », confie-t-il, sans plus de précision. Mais ce ne sera pas une suite des Fossoyeurs, dont les droits d’adaptation ont été achetés par la société de production Mediawan. Une fiction est sur les rails pour France 2, réalisée par Nicolas Boukhrief. « J’ai du boulot pour les quatre prochaines années », prévient-il. Certains doivent déjà trembler.
Les Fossoyeurs, édition augmentée de dix chapitres inédits, J’ai lu, 512 pages, 9,50 €.
Lien source : Pressions, filatures… Victor Castanet dévoile les coulisses des “Fossoyeurs”, son livre choc sur les Ehpad